LE CHÊNE DE LA TRUIE QUI FILE.

 

UN CONTE DE PHILIPPE BARBEAU

Philippe BARBEAU est né à Blois en 1952. Cadet d'une famille de neuf enfants, il fréquente plusieurs établissements scolaires jusqu'à l'Ecole Normale dont il sort avec son diplôme d'instituteur. Il enseigne dans plusieurs écoles de la région, dont l'école des Perrières de St Laurent Nouan jusqu'en juin 1986.

Ce curriculum vitae est celui d'un instituteur de province comme il y en a tant, mais il devient moins banal quand on y ajoute celui de l'autre facette de Philippe BARBEAU: écrivain et conteur. Cette envie d'écriture il l'a concrétisée suite à une boutade lancée par une amie. Il puise son imagination dans le monde qui l'entoure, celui des enfants et dans le cyclisme qui le passionne. Et vont alors s'enchainer les ouvrages dont plusieurs remporteront des prix ou seront plusieurs fois réédités: Cornes d'aurochs et poils de yack, l'odeur de la mer, accroche toi Faustine, un sprint pour Marie, etc, etc. Aujourd'hui sa bibliographie est très riche

Philippe BARBEAU est également un conteur et il parcourt la France avec sa "valise en dragon" pour le plus grand plaisir des enfants, petits et grands. Il écrit, entre autre, Contes et légendes de Sologne d'hier et d'aujourd'hui avec Claude SEIGNOLLE, Patrick FISCHMANN et Jean Claude BOTTON.

Dans ce recueil, c'est un lieu dit de St Laurent Nouan, le chêne de la truie qui file, qui lui a inspiré une histoire et lui a donné son titre. Suivez moi, je vous emmène à la suite de Philippe BARBEAU, vers les Vernoux, jusqu'au chêne de la truie qui file.

 

 

Il existe un chêne à moins d'une lieue de St Laurent, un chêne qu'on essaie d'oublier, un chêne pourtant immense, hors d'âge, noueux, tordu, branchu. Sa mémoire est sans doute mille fois plus grande que son tronc déjà phénoménal.

On l'appelle le chêne de la truie qui file.

Drôle d'idée. Ne vaudrait-il pas mieux le nommer centenaire, vieille-ramure, ou défie-le temps? Le chêne de la truie qui file! Vraiment, quelle drôle d'idée.

Quoique. Peut-être pas si drôle que ça car, parfois, le vent se glisse entre ses branches et raconte une histoire.

C'était il y a longtemps. Très très longtemps. En ce temps là, un idiot vivait au village, un nigaud, un simplet dont tout le monde s'amusait: Grandbenêt.

On lui confiait nombre de missions impossibles qu'il s'échinait pourtant à remplir. En vain. Il revenait toujours chez lui, bien après la tombée de la nuit, éreinté, brisé de fatigue, persuadé d'être incapable puisqu'il n'avait pu rapporter le fer à repasser les rides des étangs, la brosse à défriser les moutons sous le lit ou bien encore le livre de la chanson du vent dans les branches.

Grandbenêt souffrait des services non rendus...car il adorait rendre service. Hélas pour lui, il ne savait pas faire la différence entre une tâche rude mais réalisable et le sujet d'une bonne blague. C'était ainsi depuis toujours.

On aimait bien Grandbenêt. Chaque fois qu'on le piégeait, on avait l'impression d'être vraiment très intelligent à côté de lui qui se laissait berner si facilement.

Cela aurait sans doute duré encore longtemps si, un jour, un étrange vieillard ne s'était pas arrêté sur la place de l'église. L'homme était pauvre, en haillon et semblait sur le point de basculer dans le gouffre de la mort.

Il arrêta un passant et demanda: "Je suis le vieillard qui a perdu son âge. Pourrais-tu aller demander pour moi une armure de soie à la truie qui file?"

L'autre lui rit au nez et s'exclama: "Si tu veux te payer la tête de quelqu'un, va donc plutôt voir Grandbenêt".

Et le passant poursuivit son chemin

Le vieillard arrêta ainsi douze personnes qui lui firent toutes la même réponse. Sa demande saugrenue fut bientôt l'objet des rigolades du village. On attendit la venue de Grandbenêt avec impatience. Lui ne manquerait pas de tomber dans le panneau.

Grandbenêt fut le treizième à se présenter devant le mendiant qui reformula sa demande: "Je suis le vieillard qui a perdu son âge. Pourrais-tu aller demander pour moi une armure de soie à la truie qui file?"

Tout le village était sur le pas des portes, dans l'embrasure des fenêtres et pouffait déjà: "D'accord, dit Grandbenêt, mais je ne sais pas où rencontrer la truie qui file". On s'esclaffa. "Tu la trouveras au pied d'un chêne, là-bas, dans la forêt lointaine.

Et Grandbenêt partit. Le vieillard s'assit sur un banc, ferma ses oreilles au rire des autres qui gonflait la rumeur du village.

Grandbenêt allait en direction de la forêt sans, lui non plus entendre les rires. Il ne les entendait jamais.

Après dix pas, une branche cassée lui barra le passage. "Prends-moi, dit-elle. Emporte-moi, je voudrais devenir un étendard et toi seul peut m'y aider." Grandbenêt ne s'étonna même pas de cette demande. Il aimait rendre service, plaça la branche sous son bras et reprit son chemin.

Après cent pas, deux clous qui traînaient sur le sentier l'appelèrent: "Prends-nous, dirent-ils. Emporte-nous, nous voudrions devenir des épées et toi seul pourras nous y aider". Grandbenêt glissa les clous au fond de sa poche et repris son chemin.

Après mille pas, trois crapauds le hélèrent: "Prends-nous, dirent-ils. Emporte-nous, nous rêvons de courir plus vite que le vent et toi seul pourra nous y aider". Grandbenêt posa les trois crapauds sur son chapeau, reprit son chemin et entra dans la forêt profonde.

Trois heures passèrent. Il arriva enfin devant un petit chêne de rien du tout qui n'avait même pas eu son premier gland. A côté, une truie était assise. Elle coupait des soies et les filait consciencieusement à l'aide d'un rouet en bois de rose. Son regard se perdait dans le lointain.

Grandbenêt n'avait même pas eu le temps de formuler sa demande qu'un premier brin de soie tombait sur le sol. "Donnes-le nous! exigèrent les crapauds". Grandbenêt leur obéit. Ils coupèrent le brin en trois morceaux égaux et chacun en noua un autour de son cou. Les crapauds se transformèrent aussitôt en trois superbes étalons.

La truie ne cessait de filer, le regard un peu moins vague.

Un deuxième brin de soie tomba du rouet. "Donnes-le nous! exigèrent les clous". Grandbenêt leur obéit. Ils coupèrent le brin en deux morceaux égaux et chacun en noua un à la base de sa tête. Les clous se transformèrent aussitôt en deux épées flamboyantes qui se posèrent aux pieds de Grandbenêt.

La truie filait encore, le regard plus proche.

Un troisième brin de soie tomba du rouet. "Donnes-le moi! exigea la branche". Grandbenêt lui obéit. Elle noua le brin à la base de sa dernière feuille. La branche se transforma aussitôt en un superbe étendard brodé d'or.

La truie filait toujours, le regard si proche maintenant. Grandbenêt formula enfin sa demande: "Pourrais-tu tisser une armure de soie pour le vieillard qui a perdu son âge?"

La truie ne répondit pas mais fila un quatrième brin de soie avec une application encore plus grande. Son regard s'embrasa et le quatrième brin tomba par terre.

Grandbenêt le ramassa. Il fut bien embarrassé car le brin ne se transforma pas en armure. Alors la truie parla: "Embrasse-moi. Rends-moi ce service."

Son groin baveux n'avait rien de ragoûtant mais Grandbenêt obéit.

Le baiser donné, la truie dit: "Prends l'étendard, les épées et suis-moi." Gradbenêt obéit encore. Grandbenêt obéissait toujours.

La truie partit en direction du village. Grandbenêt suivait, chargé des deux épées, de l'étendard et du quatrième brin de soie. Les trois chevaux avançaient sur ses talons.

Ils traversèrent bientôt le bourg où les rires se figèrent. L'équipage avait quelque chose d'étrange, d'extraordinaire même, qui ne prêtait plus à moquerie.

Arrivé sur la place de l'église, Grandbenêt donna le quatrième brin de soie au vieillard qui avait perdu son âge. Ce quatrième brin se transforma aussitôt en une superbe armure qui étincelait au soleil.

Le vieillard la passa. Les rides quittèrent son visage. Il prit l'étendard et se redressa.

Il prit la première épée, la glissa à sa ceinture et devint roi.

Il passa la seconde épée à la ceinture de Grandbenêt qui devint prince.

Il prit la patte de la truie, la mit dans la main du prince Grandbenêt et la truie devint une princesse mille fois plus belle que le plus beau des jours.

Alors le roi, le prince et la princesse enfourchèrent les étalons qui partirent à toute allure, plus rapides que le vent, pour le royaume des gens simples mais heureux, là où la sagesse fait qu'on ne se moque jamais des idiots.

Depuis les habitants de St Laurent n'ont pas touché au chêne de la truie qui file. Ils essaient même de l'oublier. Mais si parfois, ils se gaussent d'un faible d'esprit, l'arbre plante des racines dans leur mémoire et ils cessent leurs moqueries.

 

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